Habiter la mer à terre

D’abord la mer.
La mer, du breton mor, mori- en gaulois, marr en norrois, marja en germanique, mari- en gotique, meer en néerlandais, suédois, mere en anglais, more en russe, mar en gaélique, portugais, catalan, occitan, espagnol, mare en italien, roumain, latin… Sans faire un excès d’ethnocentrisme occidental, la mer, ar mor, a une origine commune aux lecteurs de ce texte rédigé en français et ne soyons pas prompts à déclarer la chose universelle, même si en regardant un peu plus loin, bon nombre des mers orientales s’articulent aussi avec ce /m/ , umi en japonais, /samud-/ en hindi, bengalais, panjabi, cingalais, moana en maori…
La mer, quelle que soit sa forme lexicale est un vocable premier qui n’a de dérive que pour en faire émerger tant d’autres. Si le sujet de cet article était la mer, auraient alors été évoquées les origines grecques en pélago- (pleine mer), thalasso- (mer), okeanos (divinité marine), lesquelles constituent les racines de la terminologie scientifique. Pour autant, commun ou scientifique, notre mer-planète-mère qui partage par ailleurs la même étymologie que palme, flâner et archipel par la projection d’un vaste plan d’eau, est bleue et s’appelle la Terre.
Car après la mer originelle, il y a tout plein de terres, qui sont l’habitat de tout être vivant.

Arkhitektôn : « chef charpentier »

Maintenant que le socle thématique est posé, soit la roche mère, le fond marin, laissons nous porter par les courants, voulez-vous et jouons, par le linguistique, à construire du sens à partir de ce qui a été évoqué en premier lieu.

Prenons par exemple la planète, la Terre, chacun sait qu’elle a sa propre dynamique morphologique interne, qu’elle se déforme, prend forme, ce que l’on appelle la tectonique. Eh bien, quand on se gratte un peu l’étymon, tectonique vient du grec tektôn > tektonikos et cela se traduit par « (ce qui est) propre au charpentier ».
Et quand on gratte encore un peu dans le bon sens, cet étymon-là est de la famille de tisser.
Personnellement cela m’interpelle : c’est quoi le lien ?

Pour y voir plus clair, reprenons cette pelote et tirons le fil : En sanskrit, source originelle de langues indo-européennes, on trouve la forme taks.ati qui se traduit par « il fabrique » et qui a donné en grec tekhnê soit « métier », « art » et tektôn « charpentier » (même si le mot moderne1 en lui-même est construit sur un autre étymon, le sens est bien là). Et de charpentier, pardon de tektôn, si on y adjoint le préfixe archi- par le grec arkhi et qui exprime la prééminence, on obtient arkhitektôn, c’est-à-dire « chef charpentier » et facilement transposable à l’oreille par « architecte ».

En breton, une racine en sav- « construire » :

  • /Architecte/
    • savour
    • pennsaver
  • /Architecture/
    • tisaverezh
    • savouriezh
    • tisavouriezh
    • adeiladouriezh
    • Arkitektouriezh

Jusque-là tout va bien. La filiation entre celui ou celle qui fabrique, l’ouvrier-charpentier, et celui ou celle qui conçoit et planifie, l’architecte, est claire comme un lagon corallien. Nous conviendrons vous et moi et concevons aisément qu’avant la pierre, il y eut le bois pour l’édification de l’habitation s’inscrivant dans l’habitat terrestre autant que dans le bâti naval qui est une maison sur mer (ker ar mor).

Mais quid de tisser alors ?
Sans tirer de trop sur la racine des mots ou des cheveux ce qui pourtant serait tentant, la réponse est très simple : tisser renvoie à tout ouvrage fait de matériaux entrecroisés ou entrelacés2.
Ainsi donc le mot est une famille lexicale commune à texte, textile, toile, tissage, subtil, mais aussi donc à technique, architecte et tectonique. Et ce dans le fait même qu’un texte est un tissu de mots avec une trame pour faire une belle histoire, ou qu’un ouvrage de charpente, a fortiori navale, est un assemblage entrecroisé de pièces de bois, et que la Terre est faite de bouts de roches qui dérivent les unes sur les autres…
De là à dire que la Terre est un ouvrage… là oui il y aurait une forte traction capillaire. Quoique… par capillarité, l’eau, la terre, en tensions…

Le cordage en architecture

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Mais non hein, restons en à ce qui est ici notre sujet : l’architecture, le marin, les fils entrecroisés.
Ha oui, je ne vous l’avais pas annoncé de prime abord, mais le sujet de cet article, c’est bien le cordage en architecture. Précisément il est question ici de culture ou d’identité maritime en architecture par l’emploi de cordages ouvragés tels des gréements. Mais, bien que charpentes bois et cordages soient liés, physiquement et historiquement, passons sur les ligatures et brêlages qui ont permis les assemblages des radeaux et abris primitifs. Et passons sur les chevilles & mortaises qui ont précédé l’invention de la visseuse et de la tête Torx®3.

Bref, venons en au fait que, la mer, la tectonique terrestre, la charpente, l’architecture, le travail des fibres de chanvre et de lin entrecroisés et entrelacés, finalement, tout cela forme une sorte de suite paradigmatique. Un paradigme élémentaire, du faire et la matière qui constitue un tout qui fait sens. Ce tout, par exemple procède d’une intention architecturale, d’une démarche motivée par le patrimoine. Projeté dans un contexte littoral, en l’occurrence la côte d’Émeraude et la Rance, cela aboutit à l’aménagement d’une maison re-conçue sur une base séculaire par l’architecte Audrey Dejoué Rospabé (Cabinet Architectures PARADIGME4 à Cancale), qui bien qu’ayant le pied marin, a les pieds sur terre pour penser habitat-ion5. Les suites paradigmatiques des créations de ce talent architectural en émergence déclinent tradition, modernisme, patrimoine, design, noblesse naturelle des matériaux, savoir-faire ancestraux, ancrage culturel breton, littéralement littoral, et forment un modèle de subtilité de forme et de fond.

Ainsi, avec l’esprit de mer exprimé en texture toronnée, en symbolique souquée, en esthétique haubanée, elle structure les espaces en clôtures libres, elle organise les volumes en ouvertures contraintes. Les pièces respirent de l’air marin autant que de la chènevière. De fait, là où il n’y avait que terre par la pierre et le bois, la mer est devenue manifeste et ostensible par des élévations en paliers, par des jonctions axiales, par des variations longitudinales et par des tensions transversales entre bouts de bois menuisés et charpentés. Soit, tout simplement ici des limons et des solives reliés par du cordage en chanvre naturel issu de la terre et mis en forme par du savoir-faire issu du maritime.

Toute une histoire de cultures et de techniques croisées en somme.
Toute une histoire de vie pour les habitants.

Nous Trigorioù, sommes fiers d’avoir apporté notre savoir-faire à cette intention thalasso-architecturale.


  1. Le verbe charpenter et ses dérivés sont apparus en langue dans le XIIe siècle et viennent de charron > karr en breton et gaulois, que l’on retrouve en latin dans carpentare « assembler des pièces de bois » > pour faire des chars à roue > > carrus↩︎

  2. Sources : Grand Robert de la langue française, Dictionnaire étymologique du français de Jacqueline Picoche. ↩︎

  3. Torx® est une marque déposée par Textron Inc. DBA Camcar Division of Textron Inc. CORPORATION DELAWARE 40 Westminster Drive Providence RHODE ISLAND 02903 ↩︎

  4. Architectures PARADIGME : https://www.architecturesparadigme.fr ↩︎

  5. Issu de habitus « manière d’être », le terme habitat désigne avant tout le milieu géographique, le biotope et relève donc de l’Environnement. Un nid, un terrier, une tanière, une cabane, une maison de pêcheur, une malouinière, sont des habitations qu’il convient de rendre confortables et adaptés à qui nous sommes. Une habitation, intégrée dans un habitat, avec ses habitants, qu’ils soient animaux ou végétaux, forment un écosystème. ↩︎