Une bien belle introduction de notre travail sur l'ancre matelotée, de la part de Julien Vey, Président de l'Institut Supérieur de Design de St-Malo1.
Nous lui laissons la parole…

Une question d’ancrage

La culture maritime est hantée par diverses représentations mythologiques dont découlent une multitude de signifiants, images repères portant en elles des récits entiers d’aventure et de sacrifice, d’exploration et de renoncement. Une figure de proue battue par la houle colérique ; un canon rouillé et ses boulets – image viriliste phallique s’il en est ; d’effrayantes pieuvres géantes habitant les espaces inexplorés des larges cartes dessinées à l’encre sépia sur un vieux papier rongé par l’humidité ; un cardigan béant, ouvrant sur un justaucorps limé ; une pipe d’écume, bouffarde fulminante, mère d’épaisses volutes brunes ; les chants nostalgiques entonnés par des voix profondes, fredonnés par des lèvres gercées cerclées de barbes qu’agite le gwalarn ; enfin, l’ancre métallique, rouillée et mordue par le sel, sur laquelle quelques brennikenn finiront par élire domicile, retenue au pont par un cordage épais au mouvement souple suggérant l’impatience de l’équipage à démarrer l’aventure.

Dessin ancre

Cette figure incontournable, tatouée sur chaque épaule, habite les esprits des lecteurs, dessinateurs, cinéphiles ou internautes comme autant d’images fausses, biaisées, dégradées au fil du temps et des récits. L’ancre passe d’un objet lourd, en trois dimensions, aux jas perpendiculaires, à une image aplatie, réintroduisant au sein d’un même plan l’intégralité de l’objet pour en tirer une représentation totale à la Georges Braque perdu dans les artimons. Un cubisme avant l’heure, finissant sa course sur l’avant-bras de Popeye.

Ancre à jas

Pour Pierre-Yves et Loïc, deux forbans, mateloteurs, tisserands, artisans, l’occasion était trop belle ! Pourquoi ne pas faire de cette farce ancestrale un objet à part entière, et ainsi boucler la boucle ?

Imaginez un peu : l’ancre utilitaire tridimensionnelle se transforme en mensonge plat, avant de renaître, quelques siècles plus tard, en volume, pour faire du signe le plus évocateur des Sept mers un objet unique affranchi de son illustre ancêtre.

Ancre matelotée

S’incarnent dans les matières, le fer, la rouille, les fibres, tous les savoir-faire nécessaires à la création d’un objet de cette trempe. Des ancres ayant parcouru le monde, jusqu’à une retraite bien méritée. Un tel travail devait être réalisé avec leur complice Karel Janik, coutelier forgeron, pour repositionner les jas dans l’axe des crochets de l’ancre afin que celle-ci revête son habit de légende, avant un travail sur les fibres de chanvre et de lin, le tressage du cordage et enfin le nouage.
Un travail appliqué, humble, au service d’un mythe et d’une vision de l’art et de l’artisanat : faire avec du vrai ! De véritables ancres provenant de véritables bateaux, en mouillage sur notre territoire de la Côte d’Émeraude ; un produit entièrement territorialisé, bien ancré ; un travail d’artisan aux compétences ancestrales, issues du temps où même dans les cœurs des profanes les ancres étaient en trois dimensions ; une démarche profondément artistique faisant d’un signe aux péripéties sémiologiques étonnantes un récit formel soigné, esthétique, magnifié, rendu précieux par l’application des artistes à transcender les matériaux et par le travail des courbes, dynamiques et composées, pour apporter un point final à l’épopée de l’ancre et du cordage en tant que récit de voyage.

Bon vent.

Julien Vey, Président de l'Institut Supérieur de Design de St-Malo1


  1. Institut Supérieur de Design de St-Malo : https://institut.design ↩︎