Biomimétisme et low-tech

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Si je vous dis, fibre ligneuse qui s’enroule autour d’un élément sur pied, vertical, solide et y grimpe pour se déployer dans la hauteur, que voyez vous ? Si vous vivez dans les terres, à proximité de ce qu’il reste de forêts, que vous y avez joué enfant, que vous vous y promenez encore, vous aurez facilement tendance à répondre une plante du genre liane grimpant sur le tronc d’un arbre. Et selon que vous vivez ici ou là sur la planète vous aurez spontanément plutôt l’image de plantes grimpantes à tige souple en variation référentielle, soit lierres, clématites, vignes, houblons, chèvrefeuilles, jasmins, salsepareilles, glycines, bignones, poivriers, orchidées lianescentes comme la vanille, etc. Et vous aurez complètement raison parce que c’est un élément naturel de l’environnement qui existe depuis la formation de l’écosystème planétaire. Une liane est une plante pionnière qui est un élément du paysage faisant partie des référentiels dans la culture collective avec une certaine universalité. Et ce même si vous vivez en milieu urbain et que la notion de forêt primaire et de stade suprême de développement d’un végétal vous est inconnu. Voire que la notion d’arbre est réduite à un concept policé et standardisé d’aménagement et de décoration des villes. C’est à dire un végétal civilisé qui a une fonction de mobilier urbain et qui n’est plus vraiment un écosystème en soi. Même avec cette vision dégradée car urbanisée de la nature, vous aurez au moins l’image d’un Tarzan qui, sans liane, ne serait qu’un primate sans succès dans l’imaginaire populaire.

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En y regardant d’un peu plus près, il n’est pas nécessaire d’être un botaniste ou un scientifique et d’user de termes savants tels que le thigmotropisme, la circumnutation, la croissance chirale et le mouvement hélicoïdal pour voir que ces plantes, de la méta-famille des lianes, se torsadent, tournent, s’entortillent et vrillent sur elles mêmes d’abord puis d’une manière ou d’une autre autour d’un support. Et que c’est souple et solide à la fois.

Maintenant que le référentiel initial est posé, je vous repose la question :

Si je vous dis, fibre ligneuse qui s’enroule autour d’un élément sur pied, vertical, solide et y grimpe pour se déployer dans la hauteur, que voyez vous ?

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Si vous vivez sur le littoral, et que vous avez déjà mis les pieds à bord d’un gréement traditionnel, autrement dit une voile rustique l’un comme l’autre étant une métonymie désignant un bateau à propulsion vélique construit avec des matériaux « biosourcés », un canot en bois quoi, et gréé avec des éléments à l’origine tout aussi naturels tels le chanvre, le lin, le coton, le raphia, le sisal… Eh bien là vous répondrez que ce que vous voyez c’est tout simplement un transfilage sur un mât, une bôme ou une corne. Et par extension l’ensemble des éléments qui s’y rattachent, haubans, drisses, écoutes, ralingues, voiles…

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Bien évidemment, il faut avoir gardé en tête ce qu’est une ralingue ou un transfilage avec un cordage commis en torons sur un mât taillé dans un tronc, et donc avoir gardé le contact culturel et intellectuel avec ce qui a fait l’histoire des civilisations, des transports, de la navigation, du maritime. Pour y arriver l’idée est de ne pas tenir compte des structures en carbone, kevlar, mylar et autres polymères polytéréphtalate d’éthylène, plus ou moins dérivés de l’industrie pétrochimique actionnées par des systèmes hydrauliques, électriques, électroniques, et tout un tas de trucs ultra-technologiques qui sont un hic. Cette débauche de trucs en -iques est problématique parce que, hormis les super-marins de compète en solitaire qui se doivent de se sortir sans assistance de toute situation, il est à parier que peu de navigants, qui se trouveraient échoués au milieu de nulle part sur une terre sauvage par avarie de gréement, ne sauraient plus aujourd’hui fabriquer un bout de bout' avec une fibre extraite d’un végétal et le transformer en un élément de gréement.

Nous savons que des représentants du genre Homo ont navigué, donc utilisé des embarcations de type radeaux […] il y a 130 000 ans

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Mais bon hein… Revenons à nos torons…
Comment sommes-nous passés d’une liane à un hauban ? Ce n’est pas une affirmation ni une certitude avérée scientifiquement mais est-ce que ce serait tout simplement par les êtres qui ont préfiguré l’humanité et qui ont observé la nature ? L’ont utilisée telle quelle, puis l’ont mimée en en tirant le meilleur parti, c’est à dire en sélectionnant, en reproduisant de manière adaptée à leurs besoins et ainsi perfectionner ces éléments naturels, à toutes fins utiles ?

Archéologues et autres spécialisés proto ou paléo, tous chercheurs d’infiniment originel, cherchent et petit à petit trouvent des choses qui permettent de toujours repousser plus loin la question. Parce que d’aussi loin que la connaissance scientifique sait aller, force est de constater qu’invariablement l’histoire de l’humanité, l’histoire des techniques revient à un lien. C’est le fil de l’Histoire qui s’effiloche et se perd dans la nuit du temps. Parmi les plus récentes découvertes, un toron en fibre de résineux trouvé en Ardèche, vieux de plus de 32 000 ans – le plus vieux bout de corde retrouvé et connu à ce jour1 – qui atteste d’un savoir-faire en corderie dont on sait qu’il avait déjà fait l’objet de progrès technique par des outils de commettage vieux de 40 000 ans, soit un os percé de trous rainurés en hélice pour donner le mouvement de torsion2.

Il est des R&D qui prennent du temps mais qui une fois élaborées sont fiables de manière durable et permettent le développement d’autres domaines. C’est le cas de la corderie avec donc du cordage commis en 3 ou 4 torons, au service des transports. Le bateau, aussi rudimentaire soit-il, est le premier véhicule que l’humanité à inventé, n’en déplaise aux abrutis qui pensent que ça a du sens d’envoyer une voiture en orbite. De fait, nous savons que des représentants du genre Homo ont navigué, donc utilisé des embarcations de type radeaux – soit des assemblages de troncs brêlés entre eux – il y a 130 000 ans3. Ce qui nous renvoie bien avant l’avènement et la suprématie de l’espèce Sapiens lequel n’était donc pas la seule espèce du genre Homo4.

C’est bien après cette « révolution cognitive » que ça a dégénéré, une fois donc que l’Homme soi-disant doté de sapience, a fini par dominer le monde5 et œuvre à toujours plus le détruire en sur-exploitant ses ressources naturelles. Mais pas que, puisque l’humanité moderne produit aussi des matériaux chimico-composites avec des niveaux de toxicité maximaux pour, entre autres, faire des bateaux qui vont toujours plus vite à vide pour le bonheur des actionnaires des sponsors, ou donc pour envoyer un véhicule terrestre à quatre roues tourner autour de la planète.

Ce serait ça la sagesse qui définit notre espèce apparemment : la vanité de la prouesse technologique.

Le hi-tech ancestral issu d’une observation et d’un mimétisme du règne végétal est un des piliers du low-tech d’aujourd’hui…

Bref. Reprenons le fil de chaine et la trame de l’histoire.
Les proto-paléo-archéo-chercheurs en sont à se demander, au vu de ce qu’ils extraient des profondeurs du temps, si ça ne serait pas si déconnant d’avancer l’idée que déjà, avant la multiplication du genre (puis sa réduction à une seule espèce), des grands singes membres de la famille des hominidés manipulaient des éléments naturels lianescents à des fins utiles. Sans affirmer pour autant qu’ils savaient faire un nœud de chaise ou une épissure, au moins ils devaient savoir lier, ligaturer, d’une manière ou d’une autre.

Le développement cognitif qui s’opère tranquillement a fait que d’une utilisation brute du matériau, ces hominidés on finit par extraire du végétal la matière fine, souple, fibreuse. Matière qu’il aura fallu ré-assembler en un élément long. Et pour cela rien de mieux que de reproduire le mouvement hélicoïdal naturel du développement organique du végétal.

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Hop, sans rien d’autre que ses mains6 et un bout de bois, l’humanité (dans toute l’acception du genre donc) invente la technique pour filer et voilà le premier fil et probablement invention des premiers nœuds, dont le nœud de tisserand, qui a servi entre autres à faire des filets, et qui est devenu par la suite en l’inversant le nœud d’écoute. Basique, efficace, et en bonus a eu l’effet d’un bon coup de boost pour les neurones du paléolithique et donc les compétences manuelles. Puis, par association en faisceau de ces fils, est commis le premier cordage. À partir du fil est né le textile, et de là le vêtement, les parures, ce qui a contribué à l’essor des différentes cultures de groupes donc des civilisations.

Et du cordage est né le polyéthylène de masse molaire très élevée qui vous permet aujourd’hui de ne pas savoir fabriquer, transformer, adapter ou réparer un bout en Dyneema® et d’être juste obligé d’aller en acheter du tout fait en provenance de pays où on s’en tape de savoir si les industries qui fabriquent ce produit sont écocides parce qu’il faut bien répondre à votre demande en fourniture.
Non pardon je plaisante. J’utilise aussi des matières en polymères comme le PPT, à la demande, en ayant pleinement conscience que sa fabrication est une vraie cata au niveau impact environnemental. Je gère et assume comme je peux mes propres contradictions.

Du cordage, qui donc est le premier développement de ce qui se faisait de plus hi-tech à la proto-histoire, le nec plus ultra de la technologie est né ou du moins s’est perfectionné tout le reste : architecture, transport, outillage de survie7 (avant de devenir un des éléments de l’armement pour se foutre sur la gueule entre individus de la même espèce), etc. Cette technologie de pointe – de flèche en os ou silex surliée sur un bout de bois – n’a finalement pas évoluée de beaucoup depuis ces temps immémoriaux.

Le principe du commettage, soit filer des fibres et les toronner entre elles est le même qu’à l’origine. Car malgré toute l’intelligence et l’ingénierie qu’il a fallu développer au long de plusieurs millénaires, dans l’ensemble des domaines dans lesquels un bout de ficelle ou un cordage étaient utiles, un cordage reste un cordage et reste efficace quand, par exemple, ce qui utilise de l’électricité s’éteint. Prenez un niveau laser haut de gamme, consommez jusqu’à leur décharge complète les piles, et comparez son efficacité avec un fil à plomb. Simplement parce que c’est la technologie la plus proche de ce que la nature a elle-même produite.

Le hi-tech ancestral issu d’une observation et d’un mimétisme du règne végétal est un des piliers du low-tech d’aujourd’hui : il suffit de savoir nouer. C’est à dire savoir agir sur un produit primaire essentiellement avec ses mains. Ainsi un cordage tout low-tech ou hi-tech qu’il est n’est pas grand-chose sans les savoir-faire artisanaux qui consistent à fabriquer, à transformer et à organiser en un système plus ou moins complexe de croisements ces brins de fibres. Ces savoir-faire fondamentalement manuels qui constituent en essence l’Art de la filature, de la corderie et du nouage.

Voir du neuf dans de l’ancien…

Nous, société humaine en général, subjugués par l’intérêt oligarchique de quelques puissants, nous sommes plus enclins à trouver des solutions toujours plus hi-tech que de regarder ce qui s’est avéré être efficace depuis toujours parce qu’à l’origine inspirés de la biologie elle-même. Sans pour autant « s’éclairer à la bougie » ni à vouloir réinventer le fil à couper le beurre, ce dont il est question ici c’est la notion même de progrès. En effet, admettons que pour aller vers une forme de résilience, de développement durable, il est aujourd’hui indispensable d’observer le principe universel selon lequel si on ne peut voir du neuf dans de l’ancien il ne peut y avoir de progrès.

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C’est précisément là que, de mon point de vue, notre société a failli : en produisant et en consommant, des matériaux toujours plus hautement-technologico-industriels nous refusons d’admettre notre impuissance à recréer ce que la nature produit, que nous imitons mais que nous sommes incapables de reproduire avec autant de qualité et d’efficacité.

Pour « filer » la métaphore prenons la soie d’araignée qui reste la fibre organique, en fil, qui surpasse de très loin n’importe quel cordage en fibre synthétique, kevlar et autres8. Malgré toute notre débauche de ressources et d’intelligence, ce fil là est emblématique de notre échec à être les maîtres absolu de la Nature et à vivre en harmonie avec elle. Ce à quoi nous réagissons selon trois alternatives :

  • soit de rage, frustrés de ne pouvoir atteindre cette suprématie et omnipotence sur la Nature nous la détruisons en masse et avec toute notre puissance industrielle, ce qui est pueril ;
  • soit nous déployons notre potentiel scientifique pour obtenir par transgénèse ce que nous utilisons déjà en médecine depuis l’antiquité afin d’atteindre des buts qui peuvent être humanistes quand il s’agit de chirurgie ou qui sont pour le moins discutable comme par exemple servir l’industrie militaire9, ce qui se passe de commentaires (si au lieu de chercher à fabriquer des gilets pare-balle toujours plus performants, on arrêtait de fabriquer et de tirer des balles toujours plus puissamment létales ?)…
  • soit nous la fantasmons, et nous revenons à l’image du primate qui se promène dans la jungle, quelle soit tropicale ou urbaine, en se balançant de ligne en ligne. Ce qui est beaucoup plus mature parce que l’imaginaire est ce qu’il y a de plus puissant pour créer, recréer, et rêver le progrès à partir d’une observation et d’une imitation de la nature.

Cela revient à nous poser la question de ce que nous voulons pour notre société : voulons-nous rester dans cette course folle au plus délétère qui donc pollue, réchauffe, acidifie, éradique, désertifie, soumet le règne animal à des expériences de modification génétiques, etc. à seule fin de faire fructifier des dividendes, dont ceux du marché de la guerre ? Ou voulons-nous une société qui progresse en adéquation avec une nécessité liée à l’état dans lequel, depuis la Révolution industrielle, nous avons précipité notre habitat ?

Personnellement j’ai la conviction profonde qu’il faut commencer par respirer un bon coup, continuer à s’émerveiller, observer, imiter simplement, et ralentir. J’entends par ralentir qu’il est essentiel de redonner du temps aux choses avec du faire qui soit frugal sur le plan énergétique et en ressources dans l’objectif d’opérer une réduction optimale des impacts environnementaux. Et puis il est essentiel de redonner du sens à ce que nous mettons en œuvre. Et donc, je suis persuadé de la pertinence de la re-valorisation de l’intelligence manuelle ce qui nécessite de promouvoir et pérenniser les savoir-faire artisanaux. Ces savoir-faire et activités qui utilisent des matériaux et des énergies renouvelables à des fins technologiques dites « basses » lesquelles sont empruntées à l’intelligence spontanée du Vivant.

La boucle est bouclée.
Le nœud d’ajut est souqué.

Merci, bisous du grand singe qui fait des nœuds avec du chanvre.

PS : Cet article a trouvé son inspiration dans le gréement de Badjao, un caseyeur de Brest, entre Cancale et Chausey.


  1. Articles des revues Nature et Science News sur la découverte d’un fragment de cordage dans l’Abri du Maras (Ardèche) :
    https://www.nature.com/articles/s41598-020-61839-w
    https://www.sciencenews.org/article/neandertal-made-oldest-known-string ↩︎

  2. Article de la revue Science Daily sur la découverte d’un outil de fabrication d’un cordage datant de 40 000 ans :
    https://www.sciencedaily.com/releases/2016/07/160722093459.htm ↩︎

  3. Article de l’Agence Science Presse sur les recherches en méditerranée de marins d’il y a 130 000 ans:
    https://www.sciencepresse.qc.ca/actualite/2010/02/23/marins-130-000-ans ↩︎

  4. Article de l’Agence Science Presse sur le nombre d’espèces humaines co- et pré- existantes à Sapiens :
    https://www.sciencepresse.qc.ca/actualite/2019/04/11/sept-especes-humaines-compteur ↩︎

  5. Sapiens, une brève histoire de l’humanité de Yuval Noah Harari, éd. Albin Michel ↩︎

  6. Article de la revue Nature sur l’évolution des mains selon les genres ape /homo et leur capacité à produire et manipuler des outils :
    https://www.nature.com/articles/ncomms8717 ↩︎

  7. Article de la revue Lowtech Magazine sur l’histoire de l’usage des cordes :
    https://www.lowtechmagazine.com/2010/06/lost-knowledge-ropes-and-knots.html ↩︎

  8. Article de la revue Futura Sciences sur la recherche en biotechnologie et génétique qui permettrait de re-produire du fil de soie équivalent à la soie d’arachnides :
    https://www.futura-sciences.com/tech/dossiers/technologie-biotechnologie-soie-araignees-fibre-tres-performante-121/ ↩︎

  9. Suite de l’article précédent :
    https://www.futura-sciences.com/tech/dossiers/technologie-biotechnologie-soie-araignees-fibre-tres-performante-121/page/2/ ↩︎